Il aurait pu devenir médecin, avocat ou autre professionnel. Il aurait pu émigrer au Canada mais trop amoureux de son île, il a préféré revenir. La vie n’a jamais été facile pour lui mais avec courage et abnégation, il a creusé son sillon pour devenir un des grands noms de la culture mauricienne. Porte-drapeau du séga, il s’est forgé une place dans la cour des grands comme Ti-Frer, son inspirateur. À bientôt 85 ans, Serge Lebrasse est toujours un bon vivant, grâce à cette musique à laquelle il a dédié sa vie. Narrateur infatigable, il nous livre les péripéties d’une vie riche et mouvementée.
Dans le petit studio aménagé dans sa maison de Rose-Hill où il nous reçoit, les murs sont tapissés de photographies et de coupures de presse retraçant sa carrière. Au fond, des appareils dont beaucoup ne servent plus, donnent au lieu un aspect de caverne d’Ali Baba. C’est ici que sont sortis les trésors du séga mauricien de Serge Lebrasse d’une carrière de plus de 60 ans. Une carrière qui aurait pu être tout autre si la vie n’en avait pas décidé autrement. Orphelin de père à neuf ans, il parvient néanmoins à décrocher la Petite Bourse lui ouvrant les portes du collège Royal au même titre que Gaëtan Duval et Cyril Marchand qui allaient par la suite faire carrière dans la politique et devenir ministres. « Lors d’un contrôle médical, on me découvre un point au cœur et le médecin me conseille alors de rester trois mois au lit. Il fallait choisir entre le collège et la vie disait-il », se rappelle Serge Lebrasse, larme à l’œil. Il va se résigner à rester à la maison alors que son heureux remplaçant, un certain Claite, va devenir médecin et s’établir en Angleterre.
Le petit Serge traîne les rues et va pêcher les crevettes à bassin Bajak derrière le CEB à Ebène. Il obtient ensuite une place à l’usine à sac à avenue victoria à Quatre-Bornes mais à la suite d’une blessure à la main qui le mutilera légèrement, il va passer quelques jours chez son oncle à Quartier Militaire et devient apprenti garde forestier.
C’est là qu’il va rencontrer Ti-frère et découvrir le séga que ce dernier chantait sous la varangue d’une boutique en buvant son rhum ou son vin. « Il m’emmenait chasser les tangues avec lui ou faire le rabatteur pour la chasse au cerf ».
Son travail d’apprenti est dur, il doit marcher de Quartier Militaire jusqu’à Nouvelle Découverte pour aller travailler tous les jours. Recommandé par son chef pour devenir garde forestier, il ne sera pourtant pas accepté par deux fois par le supérieur qui le trouve trop immature. Écœuré, il quitte son job et s’engage dans l’armée britannique. Dès son acceptation, il part pour l’Egypte sans que sa mère puisse lui dire au revoir. Serge passe trois ans et deux mois chez les Royal Signals où il apprend le morse et la réparation des lignes téléphoniques. A son retour, il accumule les petits boulots, apprenti forgeron, peintre, maçon, cuisinier à Saint Antoine. C’est là qu’il tombe sur un appel à candidatures pour devenir aspirant instituteur. Après une série de sélections, le jeune Serge se retrouve parmi les 30 élus et le seul, avec un autre camarade, à posséder pour seul certificat celui d’études primaires. (Alors que les autres prétendants avaient le School Certificate)
Alors que jusqu’ici, il chante des reprises de Tino Rossi ou Luis Mariano, c’est à peu près à cette époque qu’il commence à chanter des ségas de sa propre composition. « Ma mère ne voulait pas que je chante en créole car sa famille avait un autre grade de créole », rappelle-t-il amusé.
Avec son orchestre, le Kanasuk, il se produit dans les cabarets de l’époque et au Plaza. C’est là qu’il chante pour la première fois Madame Ezene. Nous sommes en 1954. Le succès de Madame Ezene sera phénoménal et va véritable -ment lancer sa carrière. Le disque est enregistré en 1957, l’année de son mariage avec Gisèle, et se vend comme des petits pâtés. À l’appel de Philippe Ohsan, il va jouer dans le kiosque du Champs de Mars devant une foule en délire.
L’orchestre commence alors à jouer un peu partout dans les bals, mariages, anniversaires, fancy-fair (kermesse). Il est tellement demandé qu’il lui arrive de jouer pour quatre événements le même jour. Des prêtres se le disputent pour leurs kermesses.
C’est à cette période alors qu’il travaille à l’école de Glen Park qu’il est choisi par le gouvernement pour aller au Canada à l’occasion l’Exposition universelle de 1967. Il va rencontrer lors de ce séjour Seewoosagur Ramgoolam (Chief Minister) Gaëtan Duval et Harold Walter. Pour ce premier voyage, il va passer 7 semaines à Montréal. Serge Lebrasse va réunir 28 Mauriciens travaillant dans la région pour danser le séga. Ce qui va pousser le maire de Montréal à lui demander de rester pour faire une troupe de séga au frais de la municipalité mais il refuse, ne voulant pas quitter son pays natal. Mais cette première représentation officielle de Maurice lui ouvrira la voie d’une longue série de voyages durant lesquels il présente la face la plus connue de la culture mauricienne. Singapour, Afrique du Sud, France, La Réunion, Hong Kong, Australie, les destinations se succèdent. Il rencontre Indira Gandhi, François Mitterand ou encore le pape Jean Paul II. Parallèlement à ce succès, il quitte le poste d’instituteur pour le ministère de la Jeunesse et des Sports où il devient responsable de la section musique. Il deviendra alors le chanteur quasi-officiel des célébrations de l’accession à l’Indépendance. Sa passion toujours aussi présente, il joue au Trou aux Biches, à Merville et au Constance Belle Mare. Une vie qui durera ainsi pendant des décennies. Aujourd’hui encore, il reprend de temps en temps le micro. Mais son souhait le plus cher serait de pouvoir faire une collection digitale de son œuvre si les moyens lui étaient donnés. À bon entendeur !