Pour vous, la définition de la bonne cuisine c’est quoi ?Beaucoup de chefs mauriciens sont de grands professionnels qui pourraient être étoilés au Michelin, reconnaissent leurs pairs. Antoine Heerah a décroché le macaron en 2001 dans son restaurant le Chamarré à Paris. Même s’il a quitté Maurice alors qu’il n’avait que huit ans, il revendique fièrement ses racines et explique que c’est ce qui fait la différence dans sa cuisine. De passage à Maurice à l’invitation de Prakash Seetul, chef exécutif au Long Beach, il a bien voulu revenir sur son cheminement et dévoiler sa personnalité savante de la cuisine.
On se plaît à dire que vous êtes un chef étoilé mauricien. Mais le ressentez-vous vraiment après avoir passé presque toute votre vie en France ?
J’ai passé toute ma vie en France mais ce qui me semble le plus important c’est ce qu’on garde en soi, ce qu’on nourrit au quotidien. Lorsque des amis-clients me disent : « ta cuisine est différente », forcément cette différence-là intrigue. On cherche à savoir pourquoi on véhicule ça, pourquoi intellectuellement on se structure comme ça. Et de toute évidence, les racines en sont le moteur.
Moi, je n’ai eu de cesse d’avoir cette envie de comprendre pourquoi je fonctionnais ainsi. Et la raison c’est que quand tu pars jeune, même à l’âge de huit ans, cela reste. Ces huit ans sont comme cristallisés À chaque fois que je reviens sur l’île, c’est une passion et un déchirement. Le déchirement, il est dans l’idée que j’aurais pu vivre ici et la passion, c’est de redécouvrir ça tout le temps de façon égale, avec toujours autant d’intensité. Les trois jours que j’ai passé au Long Beach à collaborer avec les cuisiniers ont été un immense bol d’air, une immense aspiration vers le haut.
Dans quelles circonstances êtes-vous parti ?
Je suis originaire de Rose-Hill et j’ai quitté l’île en 1974 avec mes parents qui comme beaucoup de Mauriciens sont partis voir si l’herbe est plus verte ailleurs. Cela a été très difficile mais j’ai eu une certaine chance et une volonté de vouloir m’en sortir.
Pourtant vos parents se sont séparés et vous vous êtes retrouvé à la DASS. C’était une raison pour s’en sortir ?
Pas vraiment. Mes amis me disent que j’ai un caractère trempé dans le marbre. Je pense que cela m’a construit. De voir ces réalités-là et d’avoir l’opportunité de m’en sortir. J’abandonne rarement.
Comment vous êtes-vous retrouvé dans la cuisine ?
Je n’étais pas un élève très brillant. J’étais à la croisée des chemins et j’ai fait le choix de l’école hôtelière. J’avais 15 ans, j’ai fait le CAP, le BEP à Saint Quentin en Yvelines. Mis dans ce cadre protecteur, je m’y suis senti bien et cela m’a rassuré. Par la suite, j’ai fait des voyages dans le cadre d’échanges scolaires qui m’ont mené en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni et cela m’a passionné. J’ai compris que dans ce métier il y avait de la diversité. J’étais curieux et je me suis mis à lire ; j’ai découvert qu’il y a des chefs qui sont plus importants que des présidents (Rires).
J’ai rencontré Paul Bocuse dans les années 70 - début 80. Il avait déjà l’idée de partir à l’étranger. Il parlait de techniques, de vision du monde, cela m’a surpris. Un chef a cette puissance d’amener une vérité qui est souvent respectée.
Votre connaissance de la cuisine va au-delà des formations classiques que vous avez faites. Expliquez-nous cela.
C’est le fait d’être à Paris et la volonté de vouloir exister sur une valeur gastronomique.
J’ai eu l’étoile (NDLR de Michelin) pendant huit ans puis je l’ai rendue. Ils m’en veulent pour cela mais je les remercie de ne pas me l’avoir redonnée car je vis bien sans cela. C’est une pression réelle. Dès le mois de septembre, vous commencer à cogiter. Et cela peut virer au drame avec toutes les conséquences que cela comporte comme le suicide ou des maladies liées au stress.
Quels sont les gens qui ont structuré votre personnalité de chef ?
Il y a des chefs qui m’ont inspiré mais le plus grand restera sans conteste Alain Passard (96-98). En 98, je reprends un golf dans l’Est parisien puis, en 2000, je prends le Chamarré et en 2001, je suis étoilé. Il y a un déterminisme dans les actes qui font qu’il y a un avant et un après Alain Passard.
Avant la rencontre avec Passard, que se passe-t-il après l’obtention de votre diplôme ?
J’ai toujours eu une volonté de prendre des raccourcis. Moi je veux être autonome, et ne pas être l’employé de quelqu’un. À 25 ans, je crée mon entité. En 1991, je deviens traiteur en produits exotiques. Je n’avais pas de clients mais ce n’était pas grave. L’aventure dure quand même sept ans. Je prenais mon bâton de pèlerin et j’allais frapper à la porte de grosses sociétés, avec une force, une abnégation sans faille. C’était dur mais je n’avais pas l’impression que j’allais faillir.
Et pendant tout ce temps, vous ne revenez pas à l’île Maurice ?
La première fois que je suis revenu, c’était en 1992. C’était dur, je ne voulais pas reprendre contact avec la famille. Mes parents n’avaient jamais rien dit sur elle. Quand vous échouez de façon dure, vous n’avez pas forcément envie d’en parler à vos proches, d’autant plus qu’on était tous partis, cinq enfants et les parents. Quand j’ai repris contact, ils m’ont dit qu’ils nous croyaient morts. Mais c’était une vraie joie. Je l’ai ressenti comme une délivrance. Après, les frères et sœurs sont venus également.
Comment avez-vous pu garder cette part de mauriciannité tout en étant coupé si longtemps de votre île ?
De façon compliquée. Déjà nous avions très peu de contact avec la communauté mauricienne à Paris. Mes parents n’ont pas d’amis mauriciens. C’est notre fratrie très soudée qui a fait notre propre socle. Quand je veux retourner sur mes vraies valeurs, je reprends contact avec mes frères et sœurs. Ma mère s’est remariée, j’ai des demi-frères et sœurs. J’ai des nièces et neveux à foison.
Mais au niveau culinaire…
La concurrence étant très forte à Paris et le lien avec l’île Maurice étant tellement évident que j’ai petit à petit recousu ma cuisine avec ça. Mais pas de n’importe quelle manière. Ma réalité c’est une réalité française mais après, je suis un enfant d’ici, un enfant du monde. J’ai cette capacité à me sentir très bien là où je suis. Et cela s’en ressent dans mes plats. Clairement, j’arrive à composer avec cette identité-là et à rendre les choses lisibles à ceux qui veulent les découvrir. Et ça, c’est une capacité universelle qui fait que Maurice est aimée de tous.
C’est cette capacité à correspondre et à donner un échange émotionnel à chaque culture qui vient nous visiter. J’ai la prétention de pouvoir le réaliser dans mon restaurant à Paris également. Ma réalité mauricienne c’est une réalité multiple, une réalité consanguine que je ne peux pas freiner, ni refréner et qui s’exprime naturellement.
Pour vous, la définition de la bonne cuisine c’est quoi ?
C’est difficile à dire. Etre juste peut-être. Lorsqu’on est sur une valeur produit, disons la coriandre, on se demande ce que cela va donner dans tel ou tel assaisonnement. Comment peut-on faire pour avoir une fragrance, une saveur ? Eh bien, cela vient d’une part du côté empirique, le savoir-faire et la transmission, et aussi de l’analyse organoleptique du produit, (ce que le produit est capable de délivrer) et enfin, ce qu’on appelle vulgairement la créativité, le ressort technique sur le produit. En d’autres mots, est-ce que vous être capable d’analyser correctement un produit et d’en délivrer son essence au bon moment ? Tout le cheminement d’un bon chef vient de sa capacité à être en phase avec le produit.
Comment voyez-vous la cuisine mauricienne actuellement ?
Je pense qu’il n’y a pas suffisamment d’efforts pour faire en sorte que la valeur cuisine puisse jouer de son universalité. Tout le monde sait qu’à Maurice on trouve d’excellents professionnels, un jeu sur le côté patrimoine qui repose sur des valeurs indiennes, chinoises et européennes. Clairement, il n’y a pas de valeur qui est donnée à ça, à part la valeur hôtelière qui est réelle mais insuffisante.
Et la cuisine dans le monde ?
Aujourd’hui les modes sont au partage, aux échanges, à la diffusion, à la compétition et la compétitivité également. C’est très bien pour renouveler la base. Les émissions de cuisine se multiplient depuis une quinzaine d’années dans le monde et il y a des terroirs qui vont davantage fonctionner que d’autres parce qu’ils ont un patrimoine très riche. Les traditionnels vont durer mais il y a des nouveaux comme en Amérique latine, Chili, Pérou, Brésil, Argentine, qui vont exploser grâce à l’Amazonie et le Pacifique. Quant à l’océan Indien, il n’y a pas grand-chose qui s’y passe à part Maurice.