Alors que Maurice vient tout juste de célébrer le cinquantenaire de son indépendance, il est bon de se souvenir que la nation paya un lourd tribut pour se libérer du joug colonial. Ce furent principalement les habitants de l’archipel des Chagos qui en payèrent le prix, en étant déracinés de force de leur terre natale. Aujourd’hui, nous revenons sur la vie quotidienne des hommes et femmes qui vécurent sur ces îles paradisiaques.
Situées à un peu plus de 2 000 kilomètres au nord-est de Maurice, les Chagos comptent 55 îles, réparties en 7 atolls (Diego Garcia, Peros Banhos, les îles Salomon, les îles Egmont, Les Trois Frères, les îles Aigles). Les historiens supposent que les premiers hommes à mettre le pied sur ces îles furent les navigateurs austronésiens qui peuplèrent la côte est de Madagascar, vers 2000 avant JC.
Les premiers Européens à découvrir ce groupe d’atolls perdu au milieu de l’océan Indien furent les Portugais. En 1512, l’explorateur Pedro de Mascarenhas, qui donna son nom aux Mascareignes, mentionne l’archipel sur une carte, et le nomme Bassas de Chagas, ce qui signifie “blessures du Christ”. Entre le 16e et le 18e siècle, plusieurs navires feront naufrage dans les eaux de l’archipel, qui fut donc peuplé par intermittence par des groupes de naufragés. La plupart d’entre eux parvinrent à survivre en consommant de grande quantité d’oiseaux et de tortues de mer.
Cependant, les îles ne furent réellement habitées que bien plus tard, vers la fin du 18e siècle. En 1793, un certain monsieur Lapothaire, colon de l’Isle de France, se vit octroyer la toute première concession des îles Chagos, sur l’atoll de Diego Garcia. Il y lança une plantation de cocos et exploita les ressources marines, exportant de l’huile de coco, des cordes en fibres et du poisson salé vers l’Isle de France, mais aussi des bambaras (concombres de mer) séchés vers la Chine.
L’huile de coco était à cette époque une denrée très importante pour les habitants des îles. On l’utilisait pour alimenter les lampes, pour la préparation de la nourriture, ainsi que pour des soins corporels. Suite au succès de Lapothaire, d’autres colons commencèrent à s'intéresser aux Chagos. Petit à petit, d’autres concessions furent octroyées sur Diego Garcia et sur d’autres îles de l’archipel.
Comme c'était le cas dans les plantations de cannes à sucre de l’Isle de France, la lourde besogne d’extraire le coprah des noix de coco et d’en faire de l’huile était réalisée par des esclaves noirs, qui peuplent donc en majorité les Chagos dès cette époque. Les esclaves avaient chaque jour un certain nombre de noix de coco à éplucher (environ 500), avant de pouvoir vaquer à leurs occupations personnelles. Celles-ci consistaient souvent à cultiver les légumes de leurs petits jardins et à pêcher. Ils résidaient dans des cases de fortune faites de feuilles de cocotiers.
L'épluchage des noix de coco se faisait à l’aide d’un pieu planté dans le sol. Ce travail était réservé aux hommes, tandis que les femmes étaient chargées de couper les noix et d’en retirer la pulpe. Après avoir été séchée au soleil, celle-ci était ensuite envoyée dans des moulins où elle était pulvérisée pour obtenir la précieuse huile. Les moulins étaient actionnés par les esclaves jusqu’en 1840, lorsque des ânes furent introduits dans les îles pour les assister dans leurs tâches. Les différentes plantations étaient gérées par des administrateurs blancs employés par les bénéficiaires des concessions, quand ils n'étaient pas eux-mêmes concessionnaires.
Chaque jour, les tâches quotidiennes étaient distribuées aux hommes et aux femmes des plantations. Elles consistaient à extraire le coprah, s’occuper des bêtes de somme et du bétail, défricher, labourer, pêcher, saler le poisson… Il est intéressant de noter qu’outre les parcs à cochons et les poulaillers, certains établissements des Chagos élevaient également des lamantins (dugongs), qui étaient nombreux dans les lagons de l’archipel à l'époque.
L’abolition de l’esclavage, proclamée en 1833 par le gouvernement britannique, fut rendu effectif en 1835 à Maurice. La nouvelle ne parvint aux esclaves des Chagos que trois ans plus tard, un délai étonnant sachant que les allées et venues de navires de ravitaillement étaient réguliers entre Maurice et l’archipel. Il est possible que les bénéficiaires des concessions des Chagos décidèrent d’un commun accord de ne pas en informer leurs travailleurs, afin de continuer à bénéficier de leur labeur gratuitement. C’est un officiel anglais qui apprit la nouvelle aux travailleurs des Chagos, en 1838.
Toutefois, d'après le livre de Jean Marie Chelin, Les ziles là-haut (2012), “l’abolition de l’esclavage n’apporta pas de changement notable dans la vie des habitants des îles selon les visiteurs, à part le fait qu’ils recevaient maintenant un salaire en argent et des rations. Une tâche journalière leur était assignée selon leur fonction; ils s’empressaient de l’effectuer pour vaquer à leurs propres occupations, notamment l'élevage d’animaux de basse-cour, la pêche et la culture de légumes. Les heures supplémentaires furent payées et ils avaient des contrats d’emploi renouvelables annuellement et la possibilité de se rendre à Maurice aux frais de leurs employeurs”.
Malgré les tâches journalières difficiles qui leur étaient attribuées, les habitants noirs des îles semblaient apprécier la vie qu’ils menaient. En effet, toujours selon Jean-Marie Chelin, deux inspecteurs anglais furent envoyés aux Chagos en 1859 pour enquêter sur d'éventuelles plaintes des travailleurs sur leurs conditions de vie. Il n’y en eut aucune. Le seul point noir au tableau était le manque de femmes, ce qui fut occasionnellement la cause de disputes. En 1859, les Chagos comptaient 338 résidents, dont 258 hommes, 39 femmes et 41 enfants.
Durant près de deux siècles, les Chagossiens jouirent d’une existence simple, proche de la nature et pour la plupart du temps heureuse dans ces îles idylliques. La nature riche et généreuse des îles faisaient qu’ils ne manquaient de rien. Certaines îles disposaient de magasins, où les habitants achetaient quelques vivres avec leurs maigres salaires ou à travers le troc. Le samedi, chaque famille recevait une bouteille de vin. Les repas étaient agrémentés par les pêches, le ramassage de coquillages comestibles ou la capture de tortues et d’oiseaux marins tels que les “zozos marianne” dont les Chagossiens étaient friands. Ce quotidien tranquille n'était chamboulé que par l'arrivée des navires commerçants, de grands événements au sein de ces îles lointaines.
Le dimanche, tout le monde se rendait à l'église dans ses plus beaux apparats, où les administrateurs blancs faisaient la lecture de la Bible. Les femmes des administrateurs organisaient des cours de catéchèse et d'alphabétisation pour les enfants. Les habitants étaient raffolaient des soirées séga, dont certaines, officielles et bon enfant, avaient lieu devant la case de l’administrateur. Mais la plupart d’entre elles, beaucoup plus “chaudes”, se déroulaient loin des yeux des “patrons”... Il y avait aussi parfois des naufrages, au cours desquels certains habitants firent occasionnellement preuve d’un grand courage en secourant les survivants.
Quelques rares affaires criminelles secouèrent également l’archipel. En ces occasions, des enquêteurs de police étaient envoyés de Maurice pour trouver les coupables, ce qui prenait souvent plusieurs mois. Il y eut aussi des séries de vols dans les magasins. Les voleurs, qui agissaient le soir, étaient nus et s’enduisaient le corps d’huile de coco pour “glisser” entre les doigts d'éventuels poursuivants. Il est possible que ces histoires alimentèrent la légende du célèbre Touni Minuit.
L’existence idyllique des Chagossiens prit fin en 1965. Cette année-là, c’est lors des négociations pour l'indépendance de l'île Maurice que les Chagos furent offertes à la Grande-Bretagne. Entre 1967 et 1973, environ 1 500 Chagossiens sont déportés de force vers l'île Maurice et les Seychelles. Le jeune gouvernement mauricien n’avait rien prévu pour accueillir les exilés. La plupart d’entre eux, qui ne connaissaient que la vie dans les îles et n’avaient aucune famille à Maurice, furent débarqués à Port-Louis dans l'indifférence générale et vécurent durant des années dans la misère la plus noire.
Note:
Photo en tête d'article: Débarquement de materiel militaire américain aux Chagos, 1971. (Photo: Kirby Crawford)
Toutes les photos en noir et banc proviennent du livre "Les Ziles la-haut" de Jean-Marie Chelin.