Nous nous intéressons ici à un événement peu connu de l’histoire de Rodrigues. De septembre à décembre 1761, l'île Rodrigues fut brièvement anglaise. Mais d'étranges raisons poussèrent les tuniques rouges à abandonner leur prise…
A la fin du 18e siècle, la guerre faisait rage entre les navires anglais et français dans l'océan Indien. L’importance stratégique du petit groupe d'îles des Mascareignes, composé de l’Isle de France, Bourbon et Rodrigues, suscitait la convoitise des Anglais. Plusieurs tentatives d’annexion de ces îles par la marine anglaise eurent lieu à cette époque, mais elles étaient pour la plupart concentrées sur les îles de France et de Bourbon.
Plus excentrée, Rodrigues était également beaucoup moins peuplée et développée. L'île ne comptait à cette époque qu’une toute petite colonie de quelques dizaines d'âmes qui travaillaient à l’exploitation de l’abondant cheptel de tortues terrestres qui peuplaient les collines rodriguaises. La colonie, qui appartenait à la Compagnie des Indes, était dirigée par un sieur Puvigné, parent d’une célèbre habituée des grands salons parisiens. Les colons de l'époque étaient pour la plupart accompagnés de leurs femmes et enfants, contrairement aux compagnons de François Leguat qui avaient tenté de s’y établir en célibataires quelque temps auparavant.
Faciles à attraper, les tortues constituaient un important garde-manger pour les navires de l'époque. On se servait également de leur huile et de leur graisse pour divers usages. Aussi, les premiers colons rodriguais firent de grands massacres, ce qui causa finalement la disparition de nombreuses espèces endémiques de l'île. La pêche était abondante, tandis que la chasse permettait aux habitants de déguster du gibier en quantité. Si l'île était un véritable petit paradis, elle n’avait toutefois que peu d'intérêt pour les Anglais, dont les yeux restaient fixés sur l’Isle de France.
En réalité, l'amirauté anglaise prévoyait de s’emparer de Rodrigues et d’y établir leur camp de base pour la conquête de Maurice. L'île étant beaucoup moins protégée, les soldats anglais n’auraient aucun mal à s’en emparer. En 1810, c’est avec une telle stratégie que les Britanniques arrivèrent finalement à s’emparer de l’Isle de France. La même tactique fut utilisée en 1761.
Cette année-là, Rodrigues n'était dotée que de défenses militaires minimes. Il y avait une batterie de canons à Port-Mathurin, ainsi que trois vaisseaux ancrés dans la baie. Le 15 septembre, le Plassey, navire britannique battant drapeau néerlandais pour tromper la vigilance des Français, surprit les insulaires en ouvrant le feu sur les bateaux et les canons du port. Après un très bref combat, les Français se rendirent.
Une fois l'île en leur possession, les soldats anglais attendirent les renforts, qui devaient être envoyés par Londres, pour débuter l’invasion de l’Isle de France. Entretemps, ils se reposèrent et se nourrirent des nombreux poissons du lagon et volatiles. La pêche était excellente, et ils ramenèrent tous les jours de nombreuses prises. Une grande partie de ces poissons, tout comme les animaux terrestres, étaient totalement inconnus des Britanniques. Rapidement, quelques marins commencèrent à tomber malades après avoir consommé certaines espèces. Quelques-uns d’entre eux trouvèrent la mort et chaque semaine apportait son lot de malades et de décès. Après trois mois d’attente, les Britanniques se décidèrent à mettre les voiles, non sans avoir arraché aux Français la promesse qu’ils ne prendraient pas les armes avant dix-huit mois.
On ne sait pas vraiment quelles espèces de poissons ont causé de telles pertes dans les rangs des Anglais. Sachant qu’ils consommaient beaucoup de “poissons de récifs”, il pourrait s’agir d’un cas d’empoisonnement collectif à un type de ciguatera aiguë, plus connue sous le nom de “gratte”. Généralement, cette toxine présente chez certains poissons récifaux n’est pas mortelle, bien qu’elle puisse être fatale dans certains cas. Une autre hypothèse plausible est que les Anglais se nourrirent de poissons venimeux.